Les surprenantes confidences de M. Essilor

6 Juil

Artisan du miracle Essilor, Xavier Fontanet n’avait jamais parlé de lui. Ce n’est plus le cas…

Propos recueillis par Patrick Bonazza

 

Xavier Fontanet, 63 ans, fils du leader MRP mystérieusement assassiné en 1980, a dirigé plus d’une décennie durant l’une des pépites de l’industrie française, Essilor, numéro un mondial du verre ophtalmique. Après avoir commencé au Boston Consulting Group (BCG), il a appliqué ses recettes de management dans d’autres entreprises (Eurest, Bénéteau). Auteur d’un sans-faute industriel, il travaille aujourd’hui plus modestement à la mise au point sur iPad d’un manuel de stratégie. Des universités chinoises sont déjà intéressées. »Sans le savoir, s’amuse-t-il,je démarre peut-être ma petite entreprise. »

Le Point : Dans votre carrière, étiez-vous poussé, catapulté par votre famille ?

Xavier Fontanet : Catapulté, sûrement pas. Poussé, sans doute. Mon père m’avait dit « tu feras l’X pour devenir ingénieur ». J’ai fait ma prépa à Ginette (1), mais très vite je lui ai dit que je n’y arriverais pas. Je suis tout de même entré aux ponts et chaussées. Après, j’ai fait ma vie, je suis parti pour le MIT. Une superbe période. Je visitais les Etats-Unis avec mon épouse et ma fille aînée, en prenant des vols pas chers et en logeant chez des particuliers souvent rencontrés dans les avions. Je me souviens de séjours à Denver, Phoenix, un peu partout. Pas sûr qu’on puisse le faire aujourd’hui.

Y avait-il des hommes d’affaires dans votre famille ?

Mes parents se sont rencontrés à Paris. Nous sommes des provinciaux bretons d’un côté, savoyards de l’autre. Enfant, je vivais dans le 16e, à Paris, mais pour les vacances d’été les familles se retrouvaient à Malestroit, dans le Morbihan, puis à Frontenex et au lac du Bourget, en Savoie. Bretons et Savoyards ont des points communs. Ils sont confrontés à la nature, à la mer, à la montagne et au danger. Ce sont deux populations dynamiques qui savent qu’il n’y a pas à manger pour tout le monde. Les deux familles sont chrétiennes, mais ne l’affichent jamais. Moi-même, j’ai étudié chez les jésuites, un formidable enseignement. Parmi mes professeurs j’ai même eu l’oncle de Jacques Dutronc. Il enseignait la philosophie et l’histoire. Il était très drôle, très généreux, très cultivé.

Mais ça ne nous dit pas s’il y avait des hommes d’affaires chez vos parents.

Mon grand-père breton était un médecin de la coloniale. Quand nous étions petits, nous nous régalions de ses histoires. Mon grand-père savoyard, qui roulait en Hotchkiss, lui, faisait des affaires. Il avait une entreprise de pâtes alimentaires, mais je crois qu’il n’a jamais gagné d’argent. Il était colérique, on disait dans la famille que c’était à cause de la balle qui avait traversé son cerveau pendant la guerre de 14-18. C’était aussi un créatif : il inventait des machines, comme sa machine à laver la vaisselle. Pour cela, il avait annexé un réduit de sa maison et y avait installé une grosse brosse au bout d’un piquet vertical qui tournait et qu’arrosait un jet d’eau puissant. Les femmes de ménage, en tenue de scaphandrier, tenaient les assiettes à bout de bras en les passant sur les brosses…

Là, vous me faites marcher…

Non, non. Une autre fois, il avait placé dans le grenier une énorme hélice qui devait être la pièce maîtresse de sa machine à sécher le linge. Bien sûr, ça n’a pas marché, car elle soulevait des nuages de poussière. Vous imaginez comme mes vacances ont pu être heureuses dans une telle maison ! Mon grand-père voulait que mon père fasse HEC pour reprendre l’affaire familiale de pâtes. Mon père penchait pour l’X mais a dû faire HEC.

Pour, finalement, entrer en politique…

Oui, il a pris le virus très tôt.

Pour le jeune Xavier, la vie, c’était quoi ?

Mon père avait un petit appartement à Chambéry, il passait ses week-ends dans sa circonscription et ses semaines à Paris. A Paris, on vivait ensemble sans le voir, car il travaillait beaucoup, mais il était présent. Nous étions une famille plutôt aisée, mais on vivait un peu dans l’angoisse. Quand papa était battu aux élections, on devait se serrer la ceinture. Petit, je me souviens qu’on écoutait tous ensemble les résultats à la radio. Si papa était élu, c’était la fête.

Vous n’avez pas attrapé le virus de la politique ?

Papa m’a toujours dissuadé de faire de la politique. De toute façon, je voulais me construire indépendamment. Si j’avais réussi, on aurait dit « c’est le fils de… ». Si j’avais échoué, on aurait dit « c’est un nul ». Moi, j’étais obsédé par l’Amérique. J’adore toujours les Etats-Unis, c’est le pays de la première chance, de la liberté, du dynamisme.

Trente-deux ans plus tard, connaît-on les circonstances de la mort de votre père ?

Aujourd’hui encore, on ne sait pas qui a tiré. On n’a toujours rien compris. Pourtant, je considère que la police a été irréprochable. Elle a tout cherché et rien trouvé. Tous les ans, un commissaire venait à la maison nous rendre compte de l’avancée des enquêtes.

Revenons à vous. Essilor traverse bien la crise. Avez-vous un secret ?

Oui, nous avons bien traversé la crise, à vrai dire nous l’avions anticipée. Dès 2007, on a vu que les banques avaient des problèmes. Nous avions 300 millions d’euros en cash. Nous savions que notre croissance ralentirait et nous avons utilisé cet argent pour faire des acquisitions stratégiques. On a racheté deux leaders mondiaux, la société suisse Satisloh, qui fait des machines de surfaçage et de dépôt de couches nanométriques, et l’américain FGX, qui nous a fait entrer sur le marché des lunettes sans prescription, les loupes de lecture. Ce fut un appel d’air ; grâce à ces achats, notre croissance a été d’à peu près 10 %, comme avant la crise.

Est-ce là votre secret ?

Nous avons deux excellents concurrents, Hoya au Japon et Zeiss en Allemagne. Et, quand on a de très bons concurrents, on progresse beaucoup plus vite : regardez ce qui se passe en tennis entre Federer, Nadal et Djokovic ; le tennis n’a jamais été aussi beau.

Mais vous, vous jouez comment ?

Contrairement à nos rivaux, nous ne sommes présents que dans la fabrication de verres. Le verre ophtalmique est un produit extrêmement sophistiqué. Pour soutenir l’innovation, nous allons même jusqu’à imaginer et concevoir nous-mêmes les machines et les outils pour les produire.

Essilor est leader mondial du verre optique. Grâce à Fontanet ?

Je ne sais pas, en fait je n’aime pas que l’on dise cela, je dis qu’il y a un modèle Essilor fait de croissance organique et d’acquisitions. Quand je suis arrivé, j’ai persuadé le conseil de recentrer l’entreprise sur les verres. Nous avons vendu les montures, les verres de contact, les implants intraoculaires et Angenieux, soit près du tiers du chiffre d’affaires. Ç’a été notre petite sidérurgie. Et nous n’avons pas dévié. Aujourd’hui, nous sommes un pure player, compact et concentré sur notre métier. En fait, j’ai appliqué comme manager les principes du Boston Consulting Group. Le BCG, c’est ma matrice conceptuelle.

Et le client dans tout ça ?

Aller au contact est, pour tous, une règle de base. Une anecdote : nous avions une réunion chez un très gros client aux Etats-Unis. Hubert Sagnières, qui m’a succédé, était avec moi. Il s’était fait faire incognito des lunettes dans un magasin dudit client. Le magasin avait inversé les verres ; Hubert a commencé la réunion avec les lunettes à l’envers ! Le client a éclaté de rire. Nos produits sont des merveilles, il faut savoir les utiliser, Hubert avait fait passer le message. Voilà pourquoi il faut faire du terrain, ça humanise, souvent, on s’amuse et les grandes idées viennent du terrain. Dans mes voyages, je consacrais 50 % aux usines et 50 % aux clients.

Les verres optiques sont des produits très chers.

C’est vite dit. En France, un verre de qualité comme le Varilux, c’est la Rolls. Chez un opticien, une paire revient de 300 à 500 euros.

Sauf que l’Indien n’a pas droit au Varilux.

Non, ce sont des verres simples, mais si vous saviez quel progrès ça représente pour eux ! Nous avons décidé de commercialiser nos lunettes à 5 dollars en découvrant que des marchands passaient chaque semaine dans les villages indiens avec une centaine de paires. Ils louaient les lunettes aux villageois qui, une fois qu’ils avaient trouvé une paire à leur vue, payaient 1 roupie (un cinquantième de dollar) le quart d’heure d’utilisation. Grâce à nous, aujourd’hui, ces mêmes villageois peuvent acquérir leur propre paire. Nous avons formé des opticiens en convertissant des paysans qui gagnaient 1 dollar par jour. Essilor fabrique aux coûts locaux. Disposer d’une excellente vue n’a pas de prix. Une bonne vue rend intelligent. Avec ou sans Varilux.

La vente de lunettes sur Internet a-t-elle un avenir ?

Pour les verres sophistiqués, cela n’est pas possible. La conception et la pose sont des exercices trop délicats et trop précis.

Xavier Fontanet en grand patron, ça donnait quoi ?

Vous dites grand patron. Je n’aime pas ce terme. Je ne me reconnais pas dans l’image du patron à cigare les deux pieds sur le bureau. C’est caricatural. La vérité, c’est que lorsque vous êtes à la tête d’une entreprise, vous n’avez aucun pouvoir. Vous devez affronter une concurrence terrible.

Vous étiez un PDG voyageur…

J’ai fait partie de ces PDG qui étaient tout le temps dans les avions. Je faisais 550 000 kilomètres par an. Il m’arrivait de croiser des collègues, les Lindsay Owen-Jones, les Franck Riboud, le samedi soir à Roissy ou dans les vols retour de Tokyo. On était tellement crevés qu’on échangeait à peine et on dormait comme des gosses.

Vous allez me faire pleurer.

Etre PDG, c’est une vie de sportif, d’ascète. Moi, j’avais un truc : dans l’avion, ne jamais boire d’alcool, manger très peu et, si nécessaire, un demi-comprimé pour dormir. Ainsi, j’étais en forme en arrivant.

Qu’est-ce que ça fait d’être le richard de la famille ?

Je ne suis pas un héritier, je suis parti de zéro. Et puis, qu’est-ce qui compte pour moi ? La famille, les copains, une balade en mer, une journée de ski, une marche en forêt. A Paris, je suis bien logé. Le luxe et les voitures, ça ne m’a jamais fait vibrer. Tout mon argent est encore dans Essilor. Il est en risque. Et je remets des dividendes au pot pour racheter des actions. C’est ma manière de montrer que j’ai confiance dans l’entreprise, dans ses dirigeants. Sinon, je n’ai pas de villa dans un coin chic. Je ne possède pas non plus de yacht. J’ai deux First Bénéteau, un 31,7 et mon chouchou, un 21,7. Je fais des croisières côtières avec le 31 et des sorties de quelques heures avec mes petits-enfants en 21,7. Je possède une maison à Loctudy, en Bretagne. En Savoie, j’ai un appartement à Saint-Martin-de-Belleville, la plus belle station du monde, reliée par téléphérique en dix minutes à Val-Thorens et au domaine des Trois-Vallées. Comme quand j’étais enfant, j’ai toujours besoin de la Bretagne et de la Savoie.

Vous n’avez pas gardé les maisons familiales ?

Non, mais ce n’est pas un drame. La maison de Frontenex, en Savoie, a été rachetée par la mairie quand l’entreprise de mon grand-père a fait faillite. J’y suis allé il y a trois, quatre ans. Je me suis installé sur un banc du parc. Toute ma jeunesse m’est remontée à la mémoire. Un choc. Un moment de bonheur.

Que lisez-vous ?

Des livres de philosophie et d’économie. Je relis souvent Fernand Braudel. Dans un autre registre, j’aime beaucoup Friedrich Hayek.

Hayek ? Fontanet est donc un libéral pur et dur.

Sur la liberté, il y a mieux que Hayek. Le plus doué, c’est Frédéric Bastiat et il est plein d’humanité. Il faut lire et relire ses « Harmonies économiques ».

Dans votre dernier livre (2), vous reprochez à La Fontaine de se moquer de Perrette dans sa fable.

Oui, car on fait jouer à Perrette le mauvais rôle. Elle qui voulait faire prospérer ses affaires est remise dans le rang. Condamnée ! Elle perd veaux, vaches et cochons pour avoir été trop ambitieuse. Cette fable est la négation de l’esprit d’entreprise. En économie, la France a deux mauvais génies. Rousseau nous a donné l’égalitarisme et Colbert l’étatisme. Et l’on a toujours du mal à se défaire de ces deux-là. Ils nuisent à l’esprit d’entreprise, alors que l’entreprise est l’aventure du XIXe siècle.

Pour vous, la mondialisation semble forcément heureuse

Oui, elle vous fait découvrir les autres. Dans les lunettes, par exemple, on ne fait pas les mêmes produits pour des Occidentaux dont les yeux sont trop courts et des Chinois dont les yeux sont trop longs. La mondialisation, avec Essilor, c’est une aventure magique. Une nuit, lors d’un voyage d’affaires, j’arrive à 4 heures du matin à Madras, en Inde. Au bas de la passerelle, il y a une fanfare et un petit attroupement. Je me suis dis qu’il devait y avoir un ministre dans l’avion. En fait, c’était pour moi. Les opticiens de la région qui avaient su que j’arrivais m’ont fait la fête, ils voulaient que je les visite pour leur donner Varilux ! Une autre fois, j’étais en voyage privé au Rajasthan avec ma femme. A chaque arrêt du train en gare, les employés d’Essilor m’attendaient pour me donner des colliers de fleurs. Je vous jure que je n’avais prévenu personne de ma venue. Les voyageurs croyaient que j’étais un maharadjah !

Comment avez-vous choisi Hubert Sagnières, votre successeur ?

Pendant vingt ans, j’ai fait équipe avec Philippe Alfroid. Nous avions identifié Hubert Sagnières il y a quinze ans déjà. Nous lui avons passé la direction des Etats-Unis pour qu’il s’entraîne. Il y a fait des étincelles. Il y a quatre ans, on lui a annoncé la couleur : « Prépare-toi, ça va tanguer. » Il s’est installé dans le job. Et ça se passe bien pour lui.

Ça doit quand même vous faire drôle de passer la main.

Je suis très heureux. Les voyages, ça finit par épuiser. Et puis je n’ai aucun doute sur la stratégie qui sera suivie. Ce qui m’importe, c’est de surveiller la santé de Sagnières. Quand je le vois, je regarde son fond d’oeil, il faut qu’il soit toujours bien dans sa peau.(rires.).

En perdant la présidence, vous êtes contraint de payer l’ISF sur vos actions Essilor.

Je paie déjà l’ISF sur mes biens. Et c’est vrai que je ne pourrai plus retrancher mes actions.

N’êtes-vous pas tenté par la Suisse ou la Belgique ?

J’ai un grand nombre d’amis installés dans ces pays, qui m’invitent à venir. Mais je resterai à Paris. Comme ça, je pourrai toujours protester contre l’ISF et contre cette vision de la société qui génère un Etat envahissant qui étouffe l’initiative privée à coups d’interventions, de règlements et d’impôts.

Essilor sans Fontanet à la barre, ça vous stresse ?

Aucun souci. Avec les Chinois, les Brésiliens et les Indiens, nous voyons un doublement des porteurs de lunettes dans le monde. Essilor a un immense boulevard devant lui.

1. Ginette : classe préparatoire du lycée catholique Sainte-Geneviève de Versailles. 2. « Si on faisait confiance aux entrepreneurs », de Xavier Fontanet (Manitoba/ Les Belles Lettres, 17,50 E)

N° 1 mondial

Essilor est entre trois et quatre fois plus gros que ses concurrents, le japonais Hoya et l’allemand Zeiss.

28 % du marché mondial des verres ophtalmiques

(38 % en volume) dans les pays émergents

13 % des ventes en valeur (38 % en volume) dans les pays émergents

3,9 milliards d’euros

de chiffre d’affaires (2010), dont 6 % seulement en France. il a été multiplié par 200 en trente-huit ans !

462 millions d’euros

de bénéfice net (2010).

Essilor en bref

Naissance d’Essilor en 1972 de la fusion d’Essel, une coopérative ouvrière de la Meuse, et de Silor, filiale du lunetier Lissac.

Endettement modeste (ratio net inférieur à 15 %).

Environ 4 % du chiffre d’affaires est consacré à la R-D.

Le groupe emploie plus de 45 000 personnes dans le monde (17 usines et 330 laboratoires).

8,2 % des actions et 14,3 % des droits de vote sont possédés par des cadres ou des retraités.

Marques associées : Varilux, Crizal, Transitions, Nikon et Foster Grant pour les lunettes loupes.

Les innovations d’Essilor

Varilux : l’invention, due aux travaux d’un jeune ingénieur, Bernard Maitenaz, qui fait la fortune d’Essilor remonte à 1958.

Crizal : traitement développé depuis 1993 contre les reflets, salissures, rayures et poussières sur les verres.

Myopilux : un verre qui peut réduire l’évolution de la myopie chez les enfants.

Optifog : ce traitement des verres permet d’éviter qu’ils ne s’embuent. Pour maintenir cette fonctionnalité, il faut nettoyer ses verres toutes les semaines avec un fluide activateur acheté chez l’opticien.

Xavier Fontanet

Il entre chez Essilor en 1990. Directeur général de 1991 à 1996, puis PDG de 1996 à 2010, il devient président du conseil d’administration en 2011, poste qu’il abandonne au début de 2012. Aujourd’hui, il est administrateur.

 

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