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«La France forme trop de technocrates, mais pas assez de soudeurs»

1 Nov

Interview de Ronan Planchon paru dans le Figaro le 24/10/2022

ENTRETIEN – La pénurie de soudeurs dans les centrales nucléaires françaises témoigne des carences de notre système, qui ne valorise que les métiers intellectuels, argumente l’ex-PDG du groupe Essilor.

LE FIGARO. – En manque de main-d’œuvre, le groupe EDF a fait venir une centaine de soudeurs de la société américaine Westinghouse pour intervenir sur ses problèmes de corrosion. Comment en sommes-nous arrivés là?

Xavier FONTANET. – On comprend la réaction d’EDF quand on sait ce que coûte chaque mois de retard de fonctionnement d’une centrale nucléaire. Mais, si nous en sommes arrivés là, c’est pour deux raisons. D’abord, à cause de la décision européenne de couper les métiers de l’électricité en trois (la production, la distribution longue distance et la distribution finale) pour favoriser la concurrence, EDF a dû subventionner l’entrée de concurrents en production (éolien et solaire) et en distribution locale, en leur vendant sa production à prix cassés.

Ensuite, l’État, qui est au capital de l’entreprise, a sacrifié la stratégie nucléaire d’EDF pour obtenir les voix des écologistes. On l’a vu avec l’arrêt de la centrale nucléaire de Fessenheim. L’entreprise n’a pas investi dans des équipes françaises d’entretien des centrales nucléaires et la fine fleur des détenteurs de notre savoir-faire, qui existe, s’est envolée en Finlande et en Angleterre pour travailler sur deux gros chantiers d’export. Aujourd’hui, on semble avoir compris que le nucléaire est incontournable, mais le chemin est encore long pour rattraper les erreurs passées.

À court terme, nous devons faire face à un manque de plombiers et de soudeurs. Pour régler ce problème, il faut revenir aux bases de notre système éducatif, qui favorise la filière dite générale (où les disciplines enseignées sont abstraites) au détriment de la filière technique (où on apprend à manier des outils et travailler la matière).

En dévalorisant les filières techniques, courtes, notre système éducatif a-t-il créé une nouvelle aristocratie fondée sur les diplômes?

En tout cas, fondée sur les diplômes de filière générale. Nous vivons en France avec une idée fausse selon laquelle tout se joue à 20 ans, lors de certains examens prestigieux. Tout le monde sait que ce n’est pas parce qu’on a réussi un examen, fût-il prestigieux, qu’on est capable toute sa vie de prendre les bonnes décisions. Napoléon disait que les batailles faisaient les généraux.

Confier au seul diplôme le fait de diriger une carrière est un coup de frein à l’ascenseur social. Le philosophe Michael Sandel a écrit un livre passionnant sur la tyrannie résultant de la place excessive donnée aux diplômes aux États-Unis. Il y voit l’explication de la frustration de la classe moyenne américaine qui vit (mal) des métiers d’ouvriers et des métiers manuels. C’est une des raisons du succès de Trump, qui a réussi à fédérer cette frustration. Ce problème ne se limite donc pas à la France.

La dévaluation académique a-t-elle nivelé vers le bas nos «élites»?

On peut même parler de «pseudo»-élite. Il faut des philosophes et des sociologues bien formés, mais il ne faut pas que leur nombre soit en décalage avec les besoins de la société, ce qui est le cas actuellement. Voilà pourquoi il est urgent de faire évoluer notre système éducatif afin qu’il soit capable de développer dans notre société le concept d’intelligence de la main.

Comment redonner aux enseignements techniques la place qu’ils méritent?

Il faut d’abord changer les mentalités. Nous sommes un peuple qui aime les idées plus que la matière ; pour faire aimer les métiers manuels, inspirons-nous par exemple du Japon et de la philosophie de la vie pratiquée sur l’île d’Okinawa (l’ikigai). On accorde dans cette région beaucoup plus d’importance à un ouvrier qui réalise une belle pièce avec sa machine-outil qu’à un bureaucrate qui produit des circulaires obscures, fut-il très haut placé. La qualité de ce qu’on produit compte beaucoup plus que la nature du travail.

Un métier en apparence simple, quand il est pratiqué à un niveau de technicité élevé, permet à des ingénieurs sortis de « petites écoles » d’interagir avec les chercheurs parmi les plus prestigieux »

J’ai notamment travaillé au sein du groupe Essilor, numéro un mondial de l’optique ophtalmique. Cette entreprise produit 1 milliard de verres par an et dépose, sur chacun d’entre eux, plusieurs couches minces pour les durcir, éviter les reflets inesthétiques ou néfastes pour la santé. On parle de plusieurs milliards de couches de vernis déposées par an ; les machines qui font le travail sont conçues par l’entreprise et se révèlent de petites merveilles qui vont jusqu’à défier la science. Des professeurs du MIT (université de technologie du Massachusetts, NDLR) faisaient le déplacement jusqu’en France pour comprendre comment nous avions conçu les pinces qui tenaient les verres et permettaient d’avoir des vernis parfaits sans les effets de bord. Cette anecdote montre qu’un métier en apparence simple, quand il est pratiqué à un niveau de technicité élevé, permet à des ingénieurs sortis de «petites écoles» d’interagir avec les chercheurs parmi les plus prestigieux.

En somme, il s’agit d’expliquer que la technique permet de faire appel à tous les ressorts de l’intelligence et d’élever la filière technique au niveau de la filière générale…

Il faut bousculer notre système, dans lequel la filière technique est une punition donnée à ceux qui ont échoué dans la filière générale. Il faut orienter les élèves plus tôt, comme on le fait en Suisse, aux Pays-Bas et en Allemagne et être bien conscient qu’en Suisse (dont le PIB par tête est 2,5 fois supérieur au nôtre) les deux tiers des jeunes choisissent la filière technologique, c’est-à-dire l’apprentissage. L’entrée dans la vie par la technique n’y est pas le résultat d’un échec dans la filière générale, mais un choix délibéré fait à 12 ans. Beaucoup de ceux qui ont une formation initiale technique s’intéresseront à la dimension conceptuelle ou scientifique plus tard. En Suisse, les va-et-vient entre filière générale et filière technique sont systématiquement facilités.

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