Article paru dans LE TEMPS, en Suisse. (pour lire l’article, voir le texte sous l’image)
Le Temps : Un mot revient sans cesse dans vos ouvrages consacrés à l’entreprise et aux entrepreneurs : la confiance. Les mesures d’économies annoncées par le nouveau gouvernement français dirigé par Manuel Valls, sitôt après sa prise de fonctions, sont-elles de nature à la faire revenir ?
Xavier Fontanet : J’utilise souvent ce mot car il correspond à une réalité française très problématique : depuis des années, la confiance n’a cessé de s’éroder. Les entrepreneurs français ne font plus confiance à l’Etat et à la sphère publique en général. Pourquoi ? Parce que le déphasage entre l’hexagone et la mondialisation, dans laquelle toutes leurs entreprises sont plongées au quotidien quelle que soit leur taille, est devenue de plus en plus aigüe. Il faut, bien entendu, laisser du temps au nouveau premier ministre. Il est trop tôt pour dire s’il pourra, ou non, rétablir une confiance susceptible de déboucher, du coté des entreprises françaises, sur un rédémarrage des investissements et des embauches. Mais je suis certain que, sans un retour de la confiance, rien ne sera possible. Le nouveau gouvernement, s’il veut redresser la barre, doit s’employer à démontrer qu’on peut le croire. Les paroles doivent être suivies d’actes.
LT : La confiance n’en reste pas moins un terme vague. Comment la recréer ? Sur quels leviers Manuel Valls et ses ministres en charge de l’économie et des finances, Michel Sapin et Arnaud Montebourg, peuvent-ils agir ?
XF : Il doivent poser, d’une façon ou d’une autre, la question de la compétitivité de la sphère publique française. Le problème de l’économie hexagonale n’est pas celui de son tissu industriel. J’ai parcouru la planète à la tête d’Essilor. Nous sommes devenus, à force d’efforts et d’adaptation constante à la concurrence, le numéro un mondial dans l’optique. J’ai visité quantité d’usines. La France a de très bonnes entreprises qui, pour certaines, figurent en tête du peloton mondial dans leur catégorie. Le problème est que celles-ci ne peuvent pas s’appuyer, comme c’est le cas en Allemagne, en Suisse ou au Canada, sur un Etat compétitif. Je vais prendre une image. En France, la sphère privée, au sein de laquelle évoluent les entrepreneurs créateurs de richesse, représente 43% du Produit intérieur brut, alors que la sphère publique pèse pour 57% du PIB. L’Allemagne, elle, offre un ratio inverse : 56% du PIB pour le privé, 44% pour le secteur public au sens large. J’utilise souvent cette métaphore lors de mes conférences. En France, le cheval qu’est le secteur privé ploie sous le poids d’un cavalier public obèse ! En Allemagne, c’est le contraire : le cavalier est bien moins lourd, donc le cheval peut galoper…
LT : Pour travailler à restaurer cette confiance, il faut d’abord avoir conscience du problème. L’actuelle équipe socialiste au pouvoir a-t-elle compris les enjeux que vous énoncez ?
XF : Je sens que les choses bougent. Et que les mentalités françaises évoluent. Je le constate lors des rencontres publiques, lorsque je viens parler du succès entrepreneurial, et défendre l’entreprise. Mais ce qu’il faut, c’est débloquer le verrou intellectuel qui paralyse l’économie française. Manuel Valls, s’il veut vraiment changer les choses, doit expliquer aux français que ce pays a besoin d’entreprises prospères, tout en s’employant à réduire les coûts de fonctionnement de la sphère publique. Je vais être clair : je serai beaucoup plus confiant si des personnalités telles que l’ancien ministre socialiste des Affaires étrangères Hubert Védrine, l’ancien patron de l’Organisation mondiale du commerce Pascal Lamy ou l’actuel président de la Cour des comptes Didier Migaud étaient entrés au gouvernement. Védrine a une vision du monde et de ses rapports de force. Lamy a compris l’importance et le potentiel du commerce global. Migaud sait que les coûts de la sphère publique sont bien trop élevés. Manuel Valls a-t-il aussi compris cela ? Je manque d’éléments pour me prononcer.
LT : Il y a tout de même cette annonce : cinquante milliards d’euros d’économies. Et le vif débat sur le sujet…
XF : Il faut s’entendre sur les termes employés. Et sur les chiffres. Qu’appelle t-on baisse des dépenses publiques ? Je vais recourir à nouveau à une métaphore. L’Etat français est comme un individu habitué à grossir chaque année de deux kilos qui, lorsqu’il grossit seulement d’un kilo, prétend qu’il a commencé à maigrir…La vraie réalité est celle des chiffres. Si l’on compare une fois de plus la France à l’Allemagne, le différentiel en terme de dépenses publiques par rapport au PIB est de 10%, soit 250 milliards d’euros. Les économies à réaliser sont donc cinq fois supérieures au montant annoncé. Or cela est possible ! Je reviens dans mon prochain ouvrage, chiffres à l’appui, sur les exemples du Canada, de l’Allemagne ou de la Nouvelle Zélande. Ces trois pays ont fait ce type d’effort et n’ont pas abimé leurs économies. Au contraire. La croissance a repris parce que le coût de la sphère publique y est, dans ces trois cas, redevenu supportable. Ces exemples sont connus, étayés, documentés. Le seul problème est qu’ils dérangent les économistes keynésiens, dominants dans l’hexagone, pour qui la seule relance possible passe par une hausse des dépenses publiques.
LT : Quand le ministre des finances Michel Sapin dit cette semaine « Chacun est devant ses responsabilités », que lui répondez-vous ?
LT : Prenons un sujet très concret : les trente-cinq heures. Après ses propositions d’économies budgétaires, le gouvernement de Manuel Valls doit-il remettre en cause cet acquis social pour regagner la confiance des milieux d’affaires ?
XF : Si le nouveau premier ministre a le courage de remettre le sujet sur la table, ce serait formidable. Je plaide pour un tel culot. Monsieur Valls démontrerait ainsi qu’il appartient à cette gauche humaniste qui n’est pas prisonnière d’un esprit de système. Car tel est l’autre problème en France. Beaucoup trop de dirigeants, à gauche comme à droite, raisonnent en terme de système. Ecoutez-les. Ils ne parlent jamais d’entrepreneurs mais d’entreprises. Ils raisonnent en silos : l’éducation, la recherche, l’Etat, l’école. On ne les entend jamais, ou presque, féliciter un inventeur ou un enseignant. Or mon expérience à la tête d’une grande entreprise m’a démontré que les hommes font la différence. La gauche humaniste doit en outre s’affranchir du concept de lutte des classes qui empoisonne encore aujourd’hui la vie politique française. Je rêve d’un Manuel Valls qui déclarerait : «Nos entrepreneurs sont précieux ». A la manière d’un Gerhard Schröder…
LT : N’est-ce pas le sens du « pacte de responsabilité » défendu par François Hollande ?
XF : Je vous ai dit auparavant que les choses changent. Le tournant politique pris en décembre- janvier dernier avec l’annonce du « pacte de responsabilité » le démontre. Et c’est une bonne chose. Le problème, en France, est que les mots sont largement discrédités. Ils ont été abimés à force de promesses non tenues et les patrons n’y croient plus guère. Je note d’ailleurs que l’idée du pacte – un accord qui lie les deux parties – tend à prouver que la confiance n’est pas encore au rendez-vous. Chacun avance en observant les pas faits par l’autre. C’est assez révélateur.
LT : Les Suisses sont appelés à voter, le 18 mai, sur l’instauration d’un salaire minimum. La France a le Smic. Faites-vous partie de ceux qui souhaitent le remettre en cause ?
XF : Pierre Gattaz, le patron des patrons français, a provoqué beaucoup de remous en évoquant l’idée d’un Smic plus modeste, qui serait proposé aux jeunes lors de leur entrée en entreprise. Je me garderai donc bien de mettre de l’huile sur le feu. Mais je réclame le droit à faire des propositions sans être aussitôt accusé. Il y a une logique économique à baisser les salaires pour certaines catégories d’emplois, afin d’inciter les entreprises à embaucher. En Allemagne, le secteur des services a été relancé par les deux millions de « mini-jobs » créés durant les années Schröder. Il faut regarder les choses en face : l’euro prive la France de la possibilité de dévaluer. Le coût de la sphère publique fait suffoquer l’économie. Il faut donc retrouver de l’oxygène. Ce qui ne veut pas dire ouvrir les vannes de la précarité. Il faut au moins pouvoir en débattre.
LT : Cet oxygène peut-il provenir d’une politique industrielle réaffirmée, chère à Arnaud Montebourg ?
XF : Là, je n’y crois pas du tout. L’économie française représente aujourd’hui 4 à 5% du PIB mondial. C’est beaucoup trop petit pour servir de terrain d’élan à de soi-disants « champions » nationaux. Si le marché Français était trois ou quatre fois plus important, alors peut-être que l’on pourrait débattre d’une telle politique. L’autre raison pour laquelle je rejette cette option est son coût. Une politique industrielle ambitieuse nécessite beaucoup d’argent, beaucoup d’investissements. Or l’Etat français n’en a pas ! La fameuse banque publique d’investissement, la BPI, dispose d’une enveloppe de cinquante milliards d’euros, pour l’essentiel sous forme de participations publiques. Or la totalité des actifs des entreprises non financières en France représentent environ 3000 milliards d’euros ! L’Etat français n’a plus de levier. Parler, dans ces conditions, d’une politique industrielle est un leurre.
LT : Que faut-il faire alors ?
XF : On en revient à la question de la sphère publique. L’Etat doit servir au mieux le tissu entrepreneurial. Il doit offrir aux champions industriels potentiels des conditions adéquates pour croitre et gagner des parts de marché. Je pense, encore une fois, à l’Allemagne, mais aussi à la Suisse. Ces deux pays offrent de bonnes conditions-cadre à leurs entrepreneurs. FIN
TITRE : « La Suisse devrait davantage promouvoir son modèle en France »
LT : L’affrontement fiscal entre Paris et Berne a dominé les relations franco-suisses ces dernières années. Dommage ?
XF : Je suis personnellement en faveur de la concurrence. J’estime aussi que les politiques suivies par les pays reflètent leurs coûts. Si la Suisse offre aux entreprises étrangères des conditions avantageuses, c’est qu’elle peut se le permettre et qu’au sein de la sphère publique helvétique, la concurrence entre cantons rend votre système plus efficace. Je compte développer cet aspect dans un prochain ouvrage. Je crois que la compétition entre grandes régions, entre Länder allemands ou cantons suisses, est très positive pour l’économie. Le gros des coûts publics sont gérés à la base, au plus près du citoyen et des entreprises. Je regrette que cet aspect ne soit pas davantage expliqué en France. Il faudrait remédier à ce déficit de communication.
LT : La concurrence fiscale n’est pas toujours « loyale »..
XF : La surcharge pondérale de l’Etat est souvent à l’origine de ces différences. L’on peut les regretter, voire les combattre à condition de faire chez soi son travail. Que veulent les entrepreneurs français aujourd’hui ? Un Etat qui fasse son boulot, point. Et qui les laissent tranquilles. Je crois, encore une fois, aux vertus des bons modèles européens. En termes de gestion des dépenses publiques, de compétitivité des entreprises et d’ouverture au monde, la Suisse en fait partie. Pourquoi le nouveau gouvernement français ne regarderait-il pas davantage de ce coté-là ?
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