TRIBUNE – La crise des «gilets jaunes», tout comme les contestations populistes dans d’autres pays, ont à leur source une amertume engendrée par une mondialisation ne valorisant que les métiers intellectuels, argumente l’ex-PDG du groupe Essilor*.

Les raisons profondes de la crise des «gilets jaunes», arrivée il y a plus de trois ans, sont encore objet de débats. Le même phénomène s’est produit en Angleterre avec le vote contre l’Europe et aux États-Unis avec l’émergence de Trump. Il s’agit donc d’un sujet absolument fondamental qui affecte les démocraties. De nombreux ouvrages remarquables, notamment ceux de Christophe Guilluy et Jérôme Fourquet, ont parfaitement décrit ces fractures sociales et territoriales, dont on attribue souvent la cause à la centralisation du pays et à la politique dite d’aménagement du territoire.
La Tyrannie du mérite, l’ouvrage du philosophe américain Michael Sandel, jette lui aussi une lumière intéressante sur ce phénomène. Cet essai mérite tout particulièrement notre attention puisqu’il est écrit par un Américain, professeur à Harvard, l’une des plus prestigieuses universités du pays. Les États-Unis sont un pays infiniment plus décentralisé que la France, et pourtant, le même «ras-le-bol» profond des classes moyennes est observable. Il faut donc en chercher les raisons ailleurs. Michael Sandel les attribue au processus éducatif et à l’élitisme des grandes universités. Le système éducatif américain, de qualité mondiale, est clairement l’une des explications de la croissance économique des États-Unis. Les universités sont en principe ouvertes à tous, mais, sur la durée (on parle ici de plusieurs générations) on se rend compte que les élites monopolisent petit à petit les meilleures d’entre elles. Selon l’auteur, elles ont créé sournoisement une nouvelle aristocratie fondée sur les diplômes les plus prestigieux. Formidable système pour les élites, mais que se passe-t-il pour ceux qui ne sont pas sélectionnés? Ils trouvent finalement des emplois, qu’on qualifie un peu vite d’«ordinaires» et c’est dans cette frange de la population que se retrouvent les supporteurs de Trump.
L’autre défaut du système, poursuit l’auteur, tient aux disciplines choisies par ces universités qui sont en général très intellectuelles. C’est ce qui se passe en Angleterre avec Eton et Cambridge, et en France avec l’X et l’ENA. Le problème tient au fait de mettre aux commandes de bons élèves, coupés de la réalité, et non pas ceux qui ont roulé leur bosse et connu la vraie vie. Certains en viennent même à avancer l’idée que le résultat obtenu par cette nouvelle organisation de la société est presque pire que ce qui se passait sous l’Ancien Régime. À l’époque, si vous étiez dans le tiers état ce n’était pas de votre faute, c’est que vous étiez tombé dans un mauvais berceau. Dans nos démocraties méritocratiques, c’est différent: vous avez eu accès à la formation et vous n’avez pas réussi! Voilà qui explique le sentiment de frustration développé chez ceux qui n’ont pas été en tête de classe et n’ont pas pu accéder aux bonnes universités. La méritocratie, qui devait représenter un espoir collectif, devient une tyrannie pour la majorité des gens.
Voilà en tout cas le diagnostic de Michael Sandel. Comment trouver une solution au problème? Regardons ce qui se passe ailleurs. Il est deux pays où le phénomène des «gilets jaunes» ne risque pas de se produire ; la Suisse et le Japon.
En Suisse, on considère que les techniques proches de la matière peuvent permettre d’atteindre un leadership mondial et sont tout aussi formatrices que l’excellence dans des connaissances abstraites
En Suisse il n’y a pas de capitale comme Paris ; de ce fait il y a moins de couches dans la société ; tout ce qui compte se passe au niveau du canton (en surface un demi-département), une entité à taille humaine. L’autre raison fondamentale qui explique l’harmonie qui règne en Suisse est la structure de l’éducation et l’importance donnée aux métiers techniques. La filière technique a le même prestige que la filière générale et s’appuie sur le levier de l’apprentissage en entreprise. À la différence des États-Unis, de l’Angleterre et de la France où l’on favorise des savoir-faire abstraits tels que les mathématiques, le droit ou les lettres, en Suisse, on considère que les techniques proches de la matière peuvent permettre d’atteindre un leadership mondial et sont tout aussi formatrices que l’excellence dans des connaissances abstraites.
Continuons le voyage, allons au Japon. Penchons-nous sur l’ikigaï (en japonais, terme désignant une philosophie de vie cherchant l’équilibre entre passion, vocation et utilité commune NDLR) qui est une sorte de règle de vie en société. L’ikigaï vous explique qu’un artisan ou un ouvrier qui travaille au sommet de l’excellence mérite un statut bien plus élevé qu’un cadre administratif médiocre, fût-il très haut placé. Ce qui compte dans la société n’est pas le niveau hiérarchique où vous êtes mais l’excellence avec laquelle vous traitez la responsabilité qui vous a été confiée par la société. Les grands artisans sont vénérés comme les meilleurs sportifs ou les entrepreneurs. Du reste, depuis quelque temps, il existe des olympiades des métiers manuels (menuiserie, plâtrerie, peinture, soudure). Mais nous avons curieusement peu parlé de ces épreuves dans lesquelles les Français ont fait de jolies performances. Or ces Jeux montrent jusqu’à quelle sophistication peut conduire l’excellence mondiale dans des métiers pourtant réputés simples.
Il serait donc souhaitable de creuser les pistes suisse et japonaise pour donner aux enseignements techniques la place qu’ils méritent. Il faut cesser de dire aux enfants comme on le fait trop souvent: «Tu n’as pas réussi dans la filière générale, on va te mettre dans la filière technique». Il convient aussi de les orienter beaucoup plus tôt, comme on le fait en Allemagne et aux Pays-Bas, car un enfant mal orienté perd son temps. Il est de bon ton aujourd’hui de proposer de taxer davantage encore les grosses successions pour réinvestir tout cet argent afin d’assurer l’égalité de tous les jeunes avec un système de capital financier de départ. Cette mesure, avancée par certains candidats de gauche à la présidentielle, est typique du défaut technocratique français qui consiste à mettre de l’argent sur les problèmes comme s’il résolvait tout. Il faut au contraire impérativement s’attaquer à la racine et lancer une remise à plat du système des filières en s’inspirant des pays dans lesquels règne l’harmonie sociale. C’est la meilleure façon de redonner moral et dignité à celle qu’on appelle improprement la classe moyenne qui est pleine de talents!
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