Un mensuel suisse vient de publier une liste de 44 familles d’entrepreneurs français, tous à l’origine de sociétés leaders européens ou mondiaux. Elles sont exilées en Suisse ; leur fortune représente à peu près les capitaux propres de la Banque publique d’investissement.
Sommes-nous incapables de tirer les leçons de nos erreurs passées ? Sommes-nous en train de vivre en ce moment une réédition de la révocation de l’édit de Nantes ?
Si vous allez à Berlin, passez donc quelque temps à la Französische Kirche, qui accueille dans sa crypte une exposition dédiée aux huguenots français. On y voit des documents datant des années 1686-1687, qui relatent l’arrivée des protestants français après cette décision de Louis XIV supprimant l’édit de tolérance à leur égard, l’inscription de leurs enfants à l’école, le démarrage de leurs activités artisanales et industrielles et l’éclosion qui s’ensuivit, en grande partie à l’origine du développement économique de la Prusse. À la fin du XVIIIe siècle, la population de Berlin compte 30 % de Français, une bonne partie des 300 000 émigrés ayant répondu à l’édit de bienvenue promulgué par l’électeur de Brandebourg, Frédéric-Guillaume, duc de Prusse.
Outre leur énergie et leurs talents, les exilés apportent dans leurs valises ces précieuses “cartoufles”, nos pommes de terre (en allemand “Kar toffeln”), qui deviendront la base nutritionnelle de la Poméranie, contribuant à un vigoureux développement démographique, jusqu’alors freiné par la pauvreté des sols sablonneux de cette région.
La révocation de l’édit de Nantes restera la grande faute politique de Louis XIV. Les efforts de Colbert et de ses successeurs pour développer un capitalisme d’État ne suffiront pas à compenser l’effroyable appauvrissement résultant du départ d’un grand nombre d’entrepreneurs français. Il n’est pas inutile de souligner que cette décision avait été prise avec l’approbation de l’opinion française, soutenue par les relais puissants d’alors qu’étaient La Fontaine, La Bruyère ou madame de Sévigné.
Trois cents ans après, la France aurait-elle oublié cette malheureuse expérience pour continuer à faire si peu de cas de ses entrepreneurs ? Ceux-ci sont tous conscients des efforts financiers qu’il faut faire pour soutenir l’économie française dans cette crise d’une exceptionnelle gravité, ils sont prêts à y apporter leur contribution. Mais pourquoi la puissance publique a-t-elle élaboré une fiscalité si confiscatoire et si démotivante à l’endroit de ceux qui entreprennent, créent de la richesse et de l’emploi ? Une telle fiscalité est au fond une marque de défiance vis-à-vis de la sphère privée puisqu’on la prive ainsi de moyens d’agir. Quelle vision du monde peut inspirer de telles pensées et de tels actes ?
Il faut absolument revenir sur le concept de “richesse”. L’entrepreneur est “riche” si on le compare à la moyenne des Français, personne ne le contestera. Mais la “richesse” de l’entrepreneur a trois spécificités. D’abord, elle est en général illiquide : elle est sous forme de bâtiments, de machines – ce n’est pas comme des oeuvres d’art que l’on peut revendre facilement. Ensuite, elle est à risque face à des concurrents de plus en plus mondiaux. Quand on connaît l’aversion au risque des Français, il faut bien que quelqu’un le prenne, osons dire : que l’entrepreneur se dévoue pour le prendre, ce risque !
Enfin et peut-être surtout, le capital de l’entrepreneur fournit du travail à nos compatriotes. Le capital mis à risque est un service rendu à la société. Il ne faut pas oublier que les emplois à haute valeur ajoutée, ceux qui permettent des rémunérations correctes, demandent aujourd’hui de plus en plus de capital. Pour mettre les idées en place, notre PIB est de 2 000 milliards d’euros, l’actif des entreprises privées de 5 900 milliards. Un repère (les idées, c’est bien, mais la réalité chiffrée, ce n’est pas mal non plus !) : la Banque publique d’investissement aura des capitaux propres inférieurs à 50 milliards. Ce n’est donc pas notre État, endetté jusqu’au cou (1 800 milliards, soit près de deux fois le budget), qui peut financer le capital nécessaire à une économie concurrentielle au niveau que requiert la compétition mondiale. En un mot, soyons concrets et réalistes, notre pays ne peut pas s’en tirer sans la motivation, l’énergie et le capital de la sphère privée.
Bien que le gouvernement s’en défende jusqu’ici, tous les signes disent que l’exil est reparti de plus belle à la suite du dernier collectif budgétaire et ces 44 familles ne sont qu’une toute petite partie de la diaspora française. Le redressement productif qui est recherché peut-il réussir quand on a chassé et qu’on continue de chasser tant d’acteurs (entrepreneurs et investisseurs) qui ont fait leurs preuves ? Quelle force aurait la France si elle avait eu la sagesse de garder tous ses enfants !
Puissent nos responsables politiques se souvenir de l’édit de tolérance qu’Henri IV, grand-père du Roi-Soleil, avait eu la sagesse de promulguer dans sa bonne ville de Nantes et puissent-ils faire ce qu’il faut pour inviter tous ces talents à revenir.
Xavier Fontanet, ancien dirigeant d’entreprise et professeur à HEC
Photo © AFP
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